Afonso de Albuquerque (1453-1515)


Alfonso d'Alboquerque ou d'Albuquerque naquit en 1453, à six lieues de Lisbonne, à Alhandra. Par son père, Gonçalo de Albuquerque, seigneur de Yillaverde, il descendait, d'une façon illégitime, il est vrai, du roi Diniz; par sa mère, des Menezes, les grands explorateurs. Élevé à la cour d'Alphonse V, il y reçut une éducation aussi variée, aussi étendue que l'époque le comportait. Il étudia surtout les grands écrivains de l'antiquité, ce qui se reconnaît à la grandeur et à la précision de son style, et les mathématiques, dont il sut tout ce qu'on savait de son temps.
Après un séjour de plusieurs années en Afrique, dans la ville d'Arzila, tombée au pouvoir d'Alphonse V, il revint en Portugal et fut nommé grand écuyer de Jean II, dont toutes les préoccupations étaient d'étendre au delà des mers le nom et la puissance du Portugal. C'est évidemment à la fréquentation assidue du roi, imposée par les devoirs de sa charge, qu'Albuquerque dut de voir son esprit tourné vers les études géographiques et qu'il rêva aux moyens de donner à sa patrie l'empire des Indes. Il avait pris part à l'expédition envoyée pour secourir le roi de Naples contre une incursion des Turcs, et, en 1489, avait été chargé de ravitailler et de défendre la forteresse de Graciosa, sur les côtes de Larache.
Il ne fallut que peu de jours à Alphonse d'Albuquerque pour se rendre compte de la situation; il comprit que, pour pouvoir se développer, lé commerce portugais devait s'appuyer sur des conquêtes. Mais sa première entreprise fut proportionnée à la faiblesse de ses moyens; il mit le siège devant Raphelim, dont il voulait faire une place d'armes pour ses compatriotes, puis opéra lui-même
avec deux navires une reconnaissance des côtes de l'Hindoustan. 
Attaqué à l'improviste sur terre et sur mer, il allait succomber, lorsque l'arrivée de son cousin
Francisco rétablit le combat et amena la fuite des troupes du zamorin. L'importance de cette victoire fut considérable; elle procura aux vainqueurs un immense butin et quantité de pierres précieuses, ce qui n'était pas peu fait pour exciter la convoitise portugaise; en même temps elle affermit Albuquerque dans ses desseins, pour l'exécution desquels il avait besoin de l'assentiment du roi et de ressources plus considérables. Il partit donc pour Lisbonne, où il arriva en juillet 1504.
Cette même année, le roi Emmanuel, voulant constituer aux Indes un gouvernement régulier, avait remis les provisions de vice-roi à Tristan da Cunha, mais celui-ci, devenu momentanément aveugle, avait dû résigner ses fonctions avant de les avoir exercées. Le choix du roi était alors tombé sur Francisco d'Almeida, qui partit en 1505 avec son fils. Nous verrons tout à l'heure quels étaient les moyens qu'il crut devoir employer pour amener le triomphe de ses compatriotes.
Le 6 mars 1506, seize bâtiments quittaient Lisbonne sous le commandement de Tristan da Cunha, alors revenu à la santé. Avec lui partait Alphonse d'Albuquerque, emportant sans le savoir sa patente de vice-roi de l'Inde. Il ne devait ouvrir le pli cacheté qui lui avait été remis qu'au bout de trois ans, lorsqu'Almeida serait arrivé au terme de sa mission.
Cette nombreuse flotte, après avoir relâché aux îles du cap Vert et reconnu le cap Saint-Augustin, au Brésil, s'enfonça résolument dans les régions inexplorées du sud de l'Atlantique, si profondément, disent les anciennes chroniques, que plusieurs matelots, trop légèrement vêtus, moururent de froid, tandis que les autres avaient peine à exécuter les manoeuvres. 
Par 37° 81 de latitude sud et par 14° 21' de longitude ouest, da Cunha découvrit trois petites îles inhabitées, dont la plus grande porte encore son nom. Une tempête l'empêcha d'y débarquer et
dispersa si complétement sa flotte qu'il ne put réunir ses bâtiments qu'à Mozambique.
En remontant cette côte d'Afrique, il reconnut l'île de Madagascar ou de Sam-Lorenço, qui venait d'être découverte par Soarès à la tête d'une flotte de huit vaisseaux que d'Almeida renvoyait en Europe, mais il ne crut pas devoir y fonder d'établissement.
Après avoir hiverné à Mozambique, il débarqua à Mélinde trois ambassadeurs qui, par l'intérieur du continent, devaient gagner l'Abyssinie; puis, il mouilla à Brava, dont Coutinho, un de ses lieutenants, ne put obtenir la soumission. Les Portugais mirent alors le siège devant cette ville, qui résista héroïquement, mais qui finit cependant par succomber, grâce au courage et à l'armement perfectionné
de ses adversaires. 
La population fut massacrée sans pitié et la ville livrée aux flammes.
A Magadoxo, toujours sur la côte d'Afrique, da Cunha essaya, mais en vain, d'imposer son autorité. La force de la ville, dont la population nombreuse se montra très-résolue, ainsi que l'approche de l'hiver, le forcèrent à lever le siège Il tourna alors ses armes contre l'île de Socotora, à l'entrée du golfe d'Aden, dont il emporta la forteresse. Toute la garnison fut passée au fil de l'épée ;
on n'épargna qu'un vieux soldat aveugle qui avait été découvert caché dans un puits. A ceux qui lui demandaient comment il y avait pu descendre, il avait répondu: « Les aveugles ne voient que le chemin qui conduit à la liberté. 
A Socotora, les deux chefs portugais contruisirent le fort de Çoco, destiné, dans l'esprit d'Albuquerque, à commander le golfe d'Aden et la mer Rouge par le pas de Bab-el-Mandeb; à couper, par conséquent, une des lignes de navigation les plus suivies de Venise avec les Indes.
C'est là que se séparèrent da Cunha et Albuquerque; le premier se rendait aux Indes pour y chercher un chargement d'épices; le second, officiellement revêtu du titre de capitam môr et tout entier à la réalisation de ses vastes plans, partait le 10 août 4507 pour Ormuz, après avoir laissé dans la nouvelle forteresse son neveu, Alphonse de Noronha. Successivement, et comme pour se faire la main, il prit Calayate, où se trouvaient d'immenses approvisionnements, Curiate et Mascate, qu'il livra au pillage, à l'incendie et à la destruction, afin de se venger d'une série de trahisons bien compréhensibles pour qui connaît la duplicité de ces populations.
Le succès qu'il venait de remporter à Mascate, tout important qu'il fût, ne suffisait pas à Albuquerque. Il rêvait d'autre projets plus grandioses, dont l'exécution fut gravement compromise par la jalousie des capitaines sous ses ordres, et notamment de Joao da Nova, qui voulait abandonner son chef et qu'Albuquerque dut aller arrêter sur son propre navire. Après avoir mis ordre à ces tentatives de désobéissance et de rébellion, le capitaine mûr gagna Orfacate, qui fut enlevée après une assez vigoureuse résistance.
Chose curieuse, depuis longtemps Albuquerque entendait parler d'Ormuz, mais il en ignorait encore la position. Il savait que cette ville servait d'entrepôt à toutes les marchandises qui passaient d'Asie en Europe. Sa richesse et sa puissance, le nombre de ses habitants, la beauté de ses monuments, étaient alors célèbres dans tout l'Orient, si bien qu'on disait communément: « Si le monde est un anneau, Ormuz en est la pierre précieuse. »
Or, Albuquerque avait résolu de s'en emparer, non-seulement parce qu'elle constituait une proie désirable, mais encore parce qu'elle commandait tout le golfe Persique, la seconde des grandes routes de commerce entre l'Orient et l'Occident. Sans rien révéler aux capitaines de sa flotte, qui se seraient sans doute révoltés à la pensée de s'attaquer à une ville si forte, capitale d'un puissant empire,
Albuquerque leur fit doubler le cap Mocendon, et la flotte entra bientôt dans le détroit d'Ormuz, porte du golfe Persique, d'où l'on vit s'étager dans toute sa magnificence une ville animée, bâtie sur une île rocheuse, dont le port renfermait une flotte plus nombreuse qu'on ne pouvait le soupçonner au
premier abord, pourvue d'une artillerie formidable, et protégée par une armée qui ne s'élevait pas à moins de quinze à vingt mille hommes.

Différentes espèces de bâtiments usités dans la mer des Indes
Différentes espèces de bâtiments usités dans la mer des Indes

A cette vue, les capitaines adressèrent au capitam môr de vives représentations sur le danger qu'il y avait à attaquer une ville si bien armée, et firent valoir l'influence fâcheuse que pourrait produire un échec. A ces discours, Albuquerque répondit qu'en effet « c'était une fort grande affaire, mais qu'il était trop tard pour reculer et qu'il avait plus besoin de détermination que d'un bon conseil. »
A peine l'ancre avait-elle mordu le fond qu'Albuquerque posait son ultimatum.
Quoiqu'il n'eût sous ses ordres que des forces bien disproportionnées, le capitam môr exigeait impérieusement qu'Ormuz reconnût la suzeraineté du roi de Portugal et se soumit à son envoyé, si elle ne voulait pas être traitée comme Mascate.
Carte portugaise d'Ormuz, le 17ème siècle
Forteresse d'Ormuz XVII siècle
Le roi Seif-Ed-din, qui régnait alors sur Ormuz, était encore un enfant. Son premier ministre Kodja-Atar, diplomate habile et rusé, gouvernait sous son nom.
Sans repousser en principe les prétentions d'Albuquerque, le premier ministre voulut gagner du temps pour permettre à ses contingents d'arriver au secours de la capitale; mais l'amiral, devinant son projet, ne craignit pas, au bout de trois jours d'attente, d'attaquer avec ses cinq vaisseaux et la Flor de la
Mar, le plus beau et le plus grand navire de l'époque, la flotte formidable réunie sous le canon d'Ormuz.
Le combat fut sanglant et longtemps indécis; mais, lorsqu'ils virent la fortune tourner contre eux, les Maures, abandonnant leurs vaisseaux, essayèrent de gagner la côte à la nage. Les Portugais, sautant alors dans leurs chaloupes, les poursuivirent vigoureusement et en firent un épouvantable carnage.
Albuquerque tourna ensuite ses efforts contre une grande jetée en bois, défendue par une nombreuse artillerie et par des archers, dont les flèches, habilement dirigées, blessèrent nombre de Portugais et le général lui-même, ce qui ne l'empêcha pas de débarquer et d'aller brûler les faubourgs de la ville.
Convaincus que toute résistance allait devenir impossible, et que leur capitale courait risque d'être détruite, les Maures hissèrent le drapeau parlementaire et signèrent un traité par lequel Seif-Ed-din se reconnaissait vassal du roi Emmanuel, s'engageait à lui payer un tribut annuel de 15,000 séraphins ou xarafins, et concédait aux vainqueurs l'emplacement d'une forteresse qui, malgré la répugnance et les récriminations des capitaines portugais, fut bientôt mise en état de résister.
Malheureusement, des déserteurs portèrent bientôt ces dissentiments coupables à la connaissance de Kodja-Atar, qui en profita pour se dérober sous divers prétextes à l'exécution des articles du nouveau traité. Quelques jours après, Joao da Nova et deux autres capitaines, jaloux des succès d Albuquerque et foulant aux pieds l'honneur, la discipline et le patriotisme, le quittèrent pour gagner les Indes; lui-même se vit alors forcé par ce lâche abandon de se retirer sans pouvoir même garder la forteresse qu'il avait mis tous ses soins à construire.
Il se rendit alors à Socotora, dont la garnison avait besoin de secours, revint croiser devant Ormuz, mais, se jugeant toujours impuissant à rien entreprendre,  il se retira provisoirement à Goa, qu'il atteignit à la fin de 1508.
Goa

Que s'était-il passé à la côte de Malabar pendant cette longue et aventureuse campagne?
Nous allons le résumer en quelques lignes. On se rappelle qu'Almeida était parti de Belem, en 1505, avec une flotte de vingt-deux voiles portant quinze cents hommes de troupes. Tout d'abord il s'empara de Quiloa, puis de Mombaça, dont «les chevaliers, comme les habitants se plaisaient à le répéter, ne se rendirent pas aussi facilement que les poules de Quiloa. » De l'immense butin qui tomba dans cette ville entre les mains des Portugais, Almeida ne prit qu'une flèche pour sa part de butin, donnant ainsi un rare exemple de désintéressement.
Après avoir relâché à Mélinde, il atteignit Cochin, où il remit au radjah la couronne d'or qu'Emmanuel lui envoyait, tout en prenant lui-même, avec cette présomptueuse vanité dont il donna tant de preuves, le titre de vice-roi.
Puis, étant allé fonder à Sofala une forteresse destinée à tenir en respect tous les musulmans de cette côte, Almeida et son fils coururent les mers de l'Inde, détruisant les flottes malabares, s'emparant des navires de commerce, faisant un mal incalculable à l'ennemi, dont ils interceptaient ainsi les anciennes routes.
Cidade de Quiloa (Kilwa) - 1590 - Tanzania
Mais, pour pratiquer cette guerre de croisières, il fallait une flotte à la fois considérable et légère, car elle n'avait guère, sur le littoral asiatique, d'autre port de refuge que Cochin. Combien était préférable le système d'Albuquerque, qui, s'établissant dans le pays d'une façon permanente, en créant partout des forteresses, en s'emparant des cités les plus puissantes d'où il était facile de rayonner dans l'intérieur du pays, en se rendant maître des clefs des détroits, s'assurait avec bien moins de risques et bien plus de solidité le monopole du commerce de l'Inde !
Cependant, les victoires d'Almeida, les conquêtes d'Albuquerque. avaient profondément inquiété le soudan d'Égypte. La route d'Alexandrie abandonnée, c'était une diminution considérable dans le rendement des impôts et des droits de douane, d'ancrage et de transit qui frappaient les marchandises asiatiques traversant ses états. Aussi, avec le concours des Vénitiens qui lui fournirent les bois de construction nécessaires, ainsi que d'habiles matelots, il arma une escadre de douze navires de haut bord, qui vint chercher jusqu'auprès de Cochin la flotte de Lourenço d'Almeida et la défit dans un sanglant combat où celui-ci fut tué. Si la douleur du vice-roi fut grande à cette triste nouvelle, du moins il n'en laissa rien paraître et mit tout en oeuvre pour tirer une prompte vengeance des Roumis, appellation sous laquelle perce la longue terreur causée par le nom des Romains et commune alors sur la côte de Malabar à tous les soldats musulmans venus de Byzance. Avec dix-neuf voiles, Almeida se rendit d'abord devant le port où son fils avait été tué et remporta une grande victoire, souillée, nous devons l'avouer, par de si épouvantables cruautés qu'il fut bientôt à la mode de dire : « Puisse la colère des Franguis tomber sur toi comme elle est tombée sur Daboul». Non content de ce premier succès, Almeida anéantit quelques semaines plus tard devant Diu les forces combinées du sultan d'Égypte et du radjah de Calicut.

Victoire du Vice-Roi D. Francisco D'Almeida contre le sultan d'Egypte, et des rois de Cambaya et Calecut

Cette victoire eut un prodigieux retentissement dans l'Inde, et mit fin à la puissance des Mahumetistes d'Égypte.
Joao da Nova et les capitaines qui avaient abandonné Albuquerque devant Ormuz, s'étaient alors décidés à rejoindre Almeida; ils avaient expliqué leur désobéissance par des calomnies à la suite desquelles des informations judiciaires venaient d'être commencées contre Albuquerque, lorsque le vice-roi reçut la nouvelle de son remplacement par ce dernier. Tout d'abord, Almeida avait déclaré qu'il fallait obéir à cette décision souveraine; mais, influencé par les traîtres qui craignaient de se voir sévèrement punis lorsque l'autorité serait passée entre les mains d'Albuquerque, il regagna Cochin, au mois de mars 1509, avec la détermination bien arrêtée de ne pas remettre le commandement à son successeur. Il y eut entre ces deux grands hommes de fâcheux et pénibles démêlés, où tous les torts appartinrent à Almeida, et Albuquerque allait êtrerenvoyé à Lisbonne, les fers aux pieds, lorsque entra dans le port une flotte dequinze voiles sous le commandement du grand maréchal de Portugal, Fernan Coutinho.
Celui-ci se mit à la disposition du prisonnier, qu'il délivra aussitôt, signifia encore une fois à d'Almeidales pouvoirs qu'Albuquerque tenait du roi, et le menaça de toute la colère d'Emmanuel s'il n'obéissait pas. Almeida n'avait qu'à céder, il le fit noblement. Quant à Joao da Nova, l'auteur de ces tristes malentendus, il mourut quelque temps après abandonné de tous, et n'eut guère, pour le conduire à sa dernière demeure,que le nouveau vice-roi, qui oubliait généreusement ainsi les injures faites à Alphonse d'Albuquerque.
Aussitôt après le départ d'Almeida, le grand maréchal Coutinho déclara que, venu dans l'Inde avec la mission de détruire Calicut, il entendait mettre à profit l'éloignement du zamorin de sa capitale En vain le nouveau vice-roi voulut-il modérer son ardeur et lui faire prendre quelques sages mesures commandées par l'expérience : Coutinho ne voulut rien entendre, et Albuquerque dut le suivre.
Tout d'abord Calicut, surprise, fut facilement incendiée; mais les Portugais, s'étant attardés au pillage du palais du zamorin, furent vivement ramenés en arrière par les naïres, qui avaient rallié leurs troupes. Coutinho, emporté par sa bouillante valeur, fut tué, et il fallut toute l'habileté, tout le sang-froid du viceroi pour permettre aux troupes de se rembarquer sous le feu de l'ennemi, et empêcher la destruction complète des forces envoyées par Emmanuel.
Revenu à Cintagara, port de mer dépendant du roi de Narsingue, dont les Portugais avaient su se faire un allié, Albuquerque apprit que Goa, capitale d'un puissant royaume, était en proie à l'anarchie politique et religieuse. Plusieurs chefs s'y disputaient le pouvoir. L'un d'eux, Melek Çufergugi, était sur le point de s'emparer du trône, et il fallait profiter des circonstances et attaquer la ville avant qu'il eût pu réunir sous sa main des forces capables de résister aux Portugais.
Le vice-roi comprit toute l'importance de cet avis. 

Goa

La situation de Goa, qui conduisait au royaume de Narsingue et dans le Dekkan, l'avait déjà vivement frappé. Il n'hésita pas, et bientôt les Portugais comptèrent une conquête de plus. Goa-la-Dorée, ville cosmopolite où se coudoyaient, avec toutes les sectes de l'islam, des Parsis, adorateurs du feu, et même des chrétiens, subit le joug d'Albuquerque, et devint bientôt, sous sa sage et sévère administration, qui sut se concilier les sympathies des sectes ennemies, la capitale, la forteresse par excellence, le siège de commerce principal de l'empire portugais aux Indes. Insensiblement et avec les années, la lumière s'était faite sur ces riches contrées.
Des informations nombreuses avaient été réunies par tous ceux qui, de leurs hardis vaisseaux, avaient sillonné ces mers ensoleillées, et l'on savait main tenant quel était le centre de production de ces épices, qu'on était venu chercher de si loin et à travers tant de périls. Déjà depuis plusieurs années, Almeida avaitfondé les premiers comptoirs portugais à Ceylan, l'antique Taprobane. Les îles
de la Sonde et  la presqu'île de Malacca excitaient maintenant l'envie de ce roi Emmanuel, déjà surnommé le Fortuné. Il résolut d'envoyer une flotte pour les explorer, car Albuquerque avait assez à faire dans l'Inde pour contenir les radjahs frémissants et les musulmans,—les Maures, comme on disait alors, - toujours prêts à secouer le joug. Cette expédition, sous le commandement de
Diego Lopes Sequeira, fut, suivant la politique traditionnelle des Maures, tout d'abord amicalement reçue à Malacca. Puis, lorsque la méfiance de Lopes Sequeira eut été endormie par des protestations réitérées d'alliance, il vit se soulever contre lui toute la population et fut forcé de se rembarquer, non sans laisser, toutefois, entre les mains des Malais, une trentaine de ses compagnons.
Ces derniers événements s'étaient déjà passés depuis quelque temps lorsque la nouvelle de la prise de Goa parvint à Malacca. Le bendarra ou ministre de la justice, qui exerçait pour son neveu encore enfant le pouvoir royal, craignant la vengeance que les Portugais allaient sans doute tirer de sa trahison, résolut de les apaiser. Il alla donc trouver ses prisonniers, s'excusa auprès d'eux en leur
jurant que tout s'était fait à son insu et contre sa volonté, car il ne désirait rientant que de voir les Portugais venir commercer à Malacca; d'ailleurs, il allait  donner l'ordre de rechercher et de châtier les auteurs de la trahison. Les prisonniers n'ajoutèrent naturellement aucune créance à ces déclarations mensongères, mais, profitant de la liberté relative qui leur fut octroyée dès lors,
ils surent habilement faire parvenir à Albuquerque des renseignements précieuxsur la position et la force de la ville.
Albuquerque réunit à grand peine une flotte de dix-neuf bâtiments de guerre,qui portait quatorze cents hommes, parmi lesquels il n'y avait que huit cents Portugais. Devait-il alors, comme le lui demandait le roi Emmanuel, se diriger sur Aden, la clef de la mer Rouge, dont il importait de se rendre maître, si l'on voulait s'opposer à la venue d'une nouvelle escadre que le soudan d'Egypte se proposait d'envoyer dans l'Inde? Il hésitait, lorsqu'un renversement de la mousson vint fixer son irrésolution. En effet, il était impossible de gagner Aden avec les vents régnants, tandis qu'ils étaient favorables pour descendre jusqu'à Malacca.
Cette ville, alors dans toute sa splendeur, ne contenait pas moins de cent mille habitants. Si bien des maisons étaient construites en bois et couvertes avec des feuilles de palmiers, il n'y en avait pas moins nombre d'édifices importants, de mosquées et de tours en pierre, dont le panorama se développait sur une lieue de longueur L'Inde, la Chine, les royaumes malais des îles de la Sonde se donnaient rendez-vous dans son port, où de nombreux vaisseaux, venus de la côte de Malabar, du golfe Persique, de la mer Rouge et de la côte d'Afrique, échangeaient des marchandises de toute provenance et de toute espèce. Lorsqu'il vit arriver la flotte portugaise dans ses eaux, le radjah de Malacca comprit qu'il fallait donner une apparente satisfaction aux étrangers en sacrifiant le ministre qui avait excité leur colère et déterminé leur venue. Son envoyé vint donc apprendre au vice-roi la mort du bendarra et s'informer des intentions des Portugais.
Albuquerque répondit en réclamant les prisonniers restés entre les mains du radjah; mais celui-ci, désireux de gagner du temps pour permettre au changement de mousson de se produire, —changement qui forcerait les Portugais à regagner la côte de Malabar sans avoir rien obtenu ou qui les obligerait à rester à Malacca, où il comptait bien les exterminer, — inventa mille prétextes dilatoires, et, pendant ce temps, mit en batterie huit mille canons, disent les anciennes relations, et réunit vingt mille hommes de troupes. 
Albuquerque, perdant patience, fit incendier quelques maisons et plusieursnavires guzarates, commencement d'exécution qui amena aussitôt la reddition  des prisonniers; puis, il réclama trente mille cruzades d'indemnité pour le dommage causé à la flotte de Lopes Sequeira; enfin, il exigea qu'on lui laissât bâtir, dans la ville même, une forteresse qui devait servir en même temps de comptoir. Cette exigence ne pouvait être acceptée, Albuquerque le savait bien. Il résolut donc de s'emparer de la ville. Le jour de saint Jacques fut fixé pour l'attaque. Malgré une défense très-énergique qui dura neuf jours entiers, malgré l'emploi de moyens extraordinaires, tels qu'éléphants de guerre, pieux et flèches empoisonnés, trappes habilement dissimulées et barricades, la ville fut prise quartier par quartier, maison par maison, après une lutte véritable menthéroïque. Un butin immense fut distribué aux soldats. Albuquerque ne se réserva que six lions de bronze disent les uns, de fer disent les autres, qu'il destinait à orner son tombeau et à éterniser le souvenir de sa victoire.
La porte qui donnait sur l'Océanie et la haute Asie était désormais ouverte.
Bien des peuples, inconnus jusqu'à ce jour, allaient entrer en relations avec les Européens. Les moeurs étranges, l'histoire fabuleuse de tant de nations allaient être dévoilées à l'Occident émerveillé. Une ère nouvelle s'ouvrait, et ces résultats immenses étaient dus à l'audace effrénée, au courage indomptable d'une nation dont la patrie était à peine visible sur la carte du monde!
Grâce à la tolérance religieuse dont Albuquerque fit preuve, tolérance qui tranche si étrangement avec le fanatisme cruel des Espagnols, grâce aux mesures habiles qu'il sut prendre, la prospérité de Malacca résista à cette rude secousse.
Quelques mois plus tard il n'y avait plus d'autre trace des épreuves qu'elle avait traversées que le pavillon portugais, qui flottait fièrement sur cette immense cité devenue la tête et l'avant-garde de l'empire colonial de ce petit peuple, si grand par la valeur et l'esprit d'entreprise.
Cette nouvelle conquête, pour merveilleuse qu'elle fut, n'avait pas fait oublier a Albuquerque ses anciens projets. S'il semblait y avoir renoncé, c'est que les circonstances ne lui avaient pas jusqu'alors semblé favorables. Avec cette décision et cette ténacité qui formaient le fond de son caractère, de l'extrémité méridionale de l'empire qu'il fondait, ses regards étaient fixés sur le nord. Ormuz, qu'au commencement de sa carrière la jalousie et la trahison de ses subordonnés l'avaient forcé d'abandonner, et au moment même où le succès allait couronner ses efforts et sa constance, Ormuz le tentait toujours.
Le bruit de ses exploits et la terreur de son nom avaient déterminé Kodja Atar à lui faire des avances, à demander un traité et à envoyer ce qui restait arriéré du tribut anciennement imposé. Tout en n'ajoutant aucune créance à ces déclarations d'amitié répétées, à cette foi maure qui méritait de devenir aussi célèbre que la foi punique, le vice-roi les avait cependant accueillies, en attendant
de pouvoir établir sa domination d'une façon permanente dans ces contrées.

En 1513 ou 1514, — on n'est pas fixé sur la date, - alors que la conquête de Malacca et la tranquillité dont jouissaient ses autres possessions rendaient libres sa flotte et ses soldats, Albuquerque cingla vers le golfe Persique.
Dès son arrivée, bien qu'une série de révolutions eût changé le gouvernement d'Ormuz et que le pouvoir fût alors aux mains d'un usurpateur nommé Rais Nordim ou Noureddin, Albuquerque exigea la remise immédiate entre ses mains de la forteresse autrefois commencée. Après l'avoir fait réparer et terminer, il prit parti contre le prétendant Rais-Named dans la querelle qui divisait la ville
d'Ormuz et allait la faire tomber au pouvoir de la Perse, il s'en empara et la remit à celui qui avait d'avance accepté ses conditions et qui lui paraissait présenter les plus sérieuses garanties de soumission et de fidélité. D'ailleurs, il ne serait plus difficile dorénavant de s'en assurer, car Albuquerque laissait dans la nouvelle forteresse une garnison parfaitement en état de faire repentir Rais-Nordim de la moindre tentative de soulèvement ou velléité d'indépendance.
A cette expédition d'Ormuz se rattache une anecdote bien connue, mais qu'on nous reprocherait, epar cela même, de ne pas rapporter. Comme le roi de Perse faisait réclamer à Noureddin le tribut que les souverains d'Ormuz avaient coutume de lui payer, Albuquerque fit apporter de ses navires quantité de boulets, de balles et de bombes, et les montrant aux envoyés, il leur dit que telle était la monnaie avec laquelle le roi de Portugal avait accoutumé de payer tribut. Il ne paraît pas que les ambassadeurs
de Perse aient réitéré leur demande.
Avec sa sagacité ordinaire, Albuquerque sut ne pas blesser les habitants, qui revinrent bien vite dans la ville. Loin de les pressurer comme devaient bientôt le faire ses successeurs, il établit une administration intègre, qui sut faire aimer et respecter le nom portugais.
En même temps qu'il accomplissait lui-même ces merveilleux travaux, Albuquerque avait confié à quelques lieutenants la mission d'explorer les régions mystérieuses dont il leur avait ouvert l'accès en s'emparant de Malacca. 
C'est ainsi qu'il remit à Antonio et à Francisco d'Abreu le commandement d'une petite escadre portant deux cent vingt hommes, avec laquelle ils explorèrent tout l'archipel de la Sonde, Sumatra, Java, Anjoam, Simbala, Jolor, Galam, etc. puis, arrivés non loin de la côte d'Australie, ils remontèrent au nord, après avoir fait un voyage de plus de cinq cents lieues à travers des archipels dangereux, semés d'écueils et de récifs de corail, au milieu de populations souvent hojstiles, jusqu'aux îles Buro et Amboine, qui font partie des Moluques.
Après y avoir chargé leurs bâtiments de girofle, de muscade, de bois de santal,de macis et de perles, ils mirent à la voile en 1512 pour regagner Malacca. Cette fois, le véritable pays des épices était atteint, il ne restait plus qu'à y fonder des établissements, à en prendre définitivement possession, ce qui ne devait pas se faire beaucoup attendre.
La roche Tarpéienne est près du Capitole, a-t-on dit souvent; Alphonse d'Albuquerque devait en faire l'expérience, et ses derniers jours allaient être attristés par une disgrace imméritée, résultat de calomnies et de mensonges, trame artistement ourdie qui, si elle porta momentanément atteinte à sa réputation auprès du roi Emmanuel, n'est pas parvenue à obscurcir aux yeux de la postérité la gloire de cette grande figure. Autrefois déjà, on avait voulu faire croire au roi de Portugal que la prise de possession de Goa était une lourde faute; son climat malsain devait, disait-on, décimer en peu de temps la population européenne. 
Confiant dans l'expérience et la prud'hommie de son lieutenant, le roi n'avait pas voulu écouter ses ennemis, ce dont Albuquerque l'avait publiquement remercié en disant: « Je dois savoir bien plus de gré au roi Emmanuel d'avoir défendu Goa contre les Portugais, qu'à moi-même de l'avoir conquis deux fois. »
Mais, en 1514, Albuquerque avait demandé au roi de lui accorder en récompense de ses services le titre de duc de Goa, et c'était cette démarche imprudente que devaient exploiter ses adversaires.
Soarez d'Albergavia et Diogo Mendes, qu'Albuquerque avait envoyés prisonniers au Portugal, après qu'ils s'étaient publiquement déclarés ses ennemis, parvinrent non-seulement à se laver de l'accusation qu'il avait portée contre eux, mais ils persuadèrent à Emmanuel que le vice-roi voulait se constituer un duché indépendant dont la capitale serait Goa, et ils finirent par obtenir sa disgrâce.
La nouvelle de la nomination d'Albergavia à la charge de capitaine général de Cochin parvint à Albuquerque lorsqu'il sortait du détroit d'Ormuz pour rallier la côte de Malabar. Déjà profondément atteint par la maladie, « il leva les mains au ciel, dit M. F. Denis dans son excellente histoire de Portugal, et prononça ce peu de mots: « Voici, je suis mal avec le roi pour l'amour des hommes, mal « avec les hommes pour l'amour du roi. Vieillard, tourne-toi vers l'Église, « achève de mourir, car il importe à ton honneur que tu meures, et jamais tu « n'as négligé de faire ce qui importait à ton honneur. »
Puis, arrivé en rade de Goa, Alphonse d'Albuquerque régla les affaires de sa conscience avec l'Église, se fit revêtir de l'habit de Saint-Jacques, dont il était commandeur, et, « le dimanche 16 décembre 1515, une heure avant l'aurore, il rendit son âme à Dieu. Là finirent tous ses travaux, sans qu'ils lui eusent jamais apporté aucune satisfaction. »


Les derniers jours d'Afonso de Albuquerque
"morreo antes de romper o dia 16 de Dezembro de 1515. Contava entaõ sessenta e tres annos de idade, ha vendo mais de dez que persistia na índia. O funeral que se lhe fez em a Capeila de N. Senhora da Serra em Goa foi magnifico  porém a verdadeira pompa, as honras mais distinctas que elle mereceo, foraõ o lucto profundo, em que os habitantes, qualquer que fosse a sua Religiaõ , se mostráraõ submergidos. Cincoenta annos depois, os seus restos foraõ transportados ao reino."


Albuquerque fut enterré en grande pompe. Les soldats qui avaient été les fidèles compagnons de ses merveilleuses aventures et les témoins de ses douloureuses tribulations se disputèrent, en pleurant, l'honneur de porter ses dépouilles jusqu'à la dernière demeure qu'il s'était choisie. Dans leur douleur,
les Hindous eux-mêmes se refusaient à croire qu'il fût mort et prétendaient qu'il était allé commander les armées du ciel.
La découverte relativement récente d'une lettre d'Emmanuel prouve que, si ce roi fut momentanément trompé par les faux rapports des ennemis d'Albuquerque il ne tarda cependant pas à lui rendre pleine et entière justice. Malheureusement, cette lettre réparatrice n'est jamais parvenue au second vice-roi de l'Inde; elle aurait adouci l'amertume de ses derniers moments, tandis qu'il mourut avec la douleur de trouver ingrat envers lui un souverain à la gloire et à la puissance duquel il avait consacré son existence.
Avec lui, dit Michelet, disparut chez les vainqueurs toute justice, toute humanité. Longtemps après, les Indiens allaient au tombeau du grand Albuquerque, lui demander justice des vexations de ses successeurs.
Parmi les nombreuses causes qui amenèrent assez rapidement la décadence et le morcellement de cet immense empire colonial, dont Albuquerque avait doté sa patrie, et qui, même après sa ruine, a laissé dans l'Inde des souvenirs ineffaçables, il faut citer, avec Michelet, l'éloignement et l'éparpillement des comptoirs, la faiblesse de la population du Portugal, peu proportionnée à l'étendue de ses établissements, l'amour du brigandage et les exactions d'une administration en désordre, mais par-dessus tout cet indomptable orgueil national qui empêcha le mélange des vainqueurs et des vaincus.
Cette décadence fut toutefois arrêtée par deux héros, Juan de Castro si pauvre, après avoir munie tant de richesses, qu'il n'avait même pas de quoi s'acheter une poule pendant sa dernière maladie, et Ataïde, qui donnèrent encore une fois à ces populations corrompues l'exemple des plus mâles vertus
et de l'administration la plus intègre. 
Mais, après eux, l'effondrement se produisit; cet immense empire tomba entre les mains des Espagnols et des Hollandais, qui ne surent pas eux-mêmes le garder intact. Tout passe, tout se transforme. N'est ce pas le cas de répéter, avec le dicton espagnol, mais en l'appliquant aux empires: la vie n'est qu'un songe?


Uma das velas da frota da conquista de Goa é este magnífico galeão Trindade. Logo depois seguiu a frota para Malaca
Deuxième conquête de Goa par Albuquerque SENDIM, Maurício José do Carmo, 1786-1870
conquete de malaca par albuquerque
Conquète de Malaca par Albuquerque. SENDIM, Maurício José do Carmo, 1786-1870
Réponse d'Albuquerque à l'ambassadeur Sophi de Perse. SENDIM, Maurício José do Carmo, 1786-1870





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